Aujourd’hui, j’ai envie de parler de l’autre versant de ma vie professionnelle, mon travail sur le terrain en tant qu’anthropologue, pour partager ce qu’il y a pour moi de plus beau, de plus émouvant, de plus bouleversant dans cette discipline qui est avant tout une passion. L’occasion, au passage, de réfléchir sur la force des mots et des langues maternelles…
L’âme du travail de terrain
C’est dans les enquêtes de terrain que j’ai rencontré la beauté de ce métier. Il s’agit d’un travail de fourmi qui forme le socle de notre profession.
Qu’est-ce que le terrain, au fond, quand on le ramène à l’essentiel ? Des rencontres et des aventures humaines. Cela peut sembler infime, dérisoire, mais c’est immense, c’est infini.
Le terrain, c’est le partage avec d’autres humains de tranches de vie, d’instants sensibles un peu en-dehors du monde. Et parfois, certains instants marquent plus fort que d’autres le cœur et l’âme.
On s’y arrache un peu (beaucoup) chamboulé∙e, un peu incrédule, la tête ailleurs, le cœur funambule. Aujourd’hui, je vous emmène avec moi dans l’un de ces instants suspendus.
Une rencontre inoubliable
Je conduis un entretien chez une petite dame âgée. Elle est charmante avec ses grands yeux bleus, douce et accueillante, mais plutôt timide et peu bavarde. Je mène la conversation car elle est visiblement mal à l’aise avec le fait de parler d’elle-même. À un moment donné, l’entretien dérive vers le sujet de sa langue maternelle. Instantanément, son visage s’éclaire.
Elle se met alors à me raconter des anecdotes de son passé qui lui donnent le sourire. Et, sans s’en rendre compte, plus elle me parle, plus elle glisse des mots de sa langue maternelle, des morceaux de phrases, puis des phrases entières. Elle oublie que je ne la comprends pas toujours. Je la vois s’animer, ses yeux pétillent, elle est transfigurée.
Elle n’est plus avec moi. Elle est là-bas, dans ces scènes, dans ces lieux, transportée dans les images, les sons, les odeurs, les gestes et les sensations du passé.
La langue du cœur
Une langue est comme une maison. On peut en habiter plusieurs dans une vie, mais toutes ne nous correspondront pas exactement. Dans certaines, il y a suffisamment d’espace et de lumière, on respire ; dans d’autres, on se sent à l’étroit, gêné aux entournures, incapable de se mouvoir exactement comme on le souhaiterait.
Nous pouvons rester longtemps dans ces maisons qui ne nous correspondent pas tout à fait, mais qui ne sont pas invivables pour autant. Mais quand nous retournons dans une maison à notre juste dimension, tout notre être peut respirer et se déployer.
Pour certaines personnes, parler la langue de l’enfance, c’est comme rentrer à la maison. L’enfance ne peut se dire exactement, avec justesse, que dans leur langue maternelle, dans sa saveur, son énergie, sa texture, sa sensualité.
Voir une personne s’illuminer dans sa langue maternelle est un moment d’une rare beauté. Je me sens profondément honorée d’avoir pu assister à un instant de grâce comme celui-là.